En remportant les 24 Heures du Mans 1995, McLaren est rentré dans la légende de la course. Non seulement car le constructeur anglais imposait une F1 GTR dès sa première tentative en Sarthe (comme Ferrari en 1949), mais aussi car la victoire d’une « Grand Tourisme » faisait définitivement tourner la page de l’ère Groupe C.
Après les victoires Peugeot en 1992 et 1993, et le hold-up de Porsche en 1994, 1995 faisait l’effet d’un vrai point de bascule. Les GT, chassées pendant plusieurs éditions (de 1986 à 1992), avaient terrassé les sport-prototypes. Allait alors suivre une course à l’armement folle, dont l’aboutissement se trouve en 1999, avec une catégorie LMGTP aux contours très flous, qui allait trop loin, trop vite, trop haut.
Jacques Chirac fraîchement élu, à peine l’annonce de la reprise des essais nucléaires par la France, et voilà qu’un séisme se produit en France : ni les WR, à qui la victoire semblait accessible, ni la Courage-Porsche emmenée par Mario Andretti, en chasse de la Triple Couronne, ne gagnent. A la place, c’est une McLaren F1, devenue F1 GTR, engagée par la volonté de clients fortunés et avec une préparation réduite qui s’impose. Le Mans était-il - en ce début d’été du mitan des années 90 - plus clément avec les débutants ? Un peu, peut-être.
Sommaire
Les espoirs français rapidement évanouis
Au départ des 24 Heures du Mans 1995, on se prend à rêver à une victoire française. Après Peugeot qui a imposé ses 905 en 1992 et 1993, WR et Courage sont les prétendants les plus sérieux. Dès que le plateau est libéré, les deux WR (la n°8 de Patrick Gonin / Pierre Petit / Marc Rostan et la n°9 de William David / Jean-Bernard Bouvet / Richard Balandras) et les deux Courage (la C41 n°11 de Henri Pescarolo / Franck Lagorce / Éric Bernard et la C34 n°13 de Bob Wollek / Éric Hélary / Mario Andretti) sont aux avant-postes, profitant de leur place sur la grille, ayant verrouillé la première ligne. Une Venturi 600 SLM (la n°44 de Jean-Marc Gounon / Paul Belmondo / Arnaud Trévisiol) suit, cinquième, ce qui laisse présager le meilleur. Mais rien ne va se passer comme prévu.

L'invité surprise sera la pluie. Après la première heure de course écoulée, déjà, les prototypes ne sont plus à la fête. La McLaren F1 GTR n°49, clairement la plus en vue avec John Nielsen / Jochen Mass associés au Dr. Thomas Bscher, mène avec 7 secondes d'avance sur la n°51, la « Harrods » d'Andy Wallace, Derek et Justin Bell. La Courage à moteur Chevrolet (la n°11) concède déjà une trentaine de secondes, la meilleure WR est à 40 secondes, la Courage à moteur Porsche n°34 presque à 1 minute. La pluie, timide, disparaît, puis s'intensifie.
La lutte entre la GT de Woking présente en surnombre et les prototypes est un classique : « Nous avons tous fait quelques figures et survécu à des aquaplanings effrayants malgré les efforts des techniciens de Michelin (qui équipait les McLaren Gulf, Giroix et Kokusai) qui ont élargi les stries des pneus, souligne Yannick Dalmas, dans un article pour Auto Hebdo. Nous avons ainsi réussi à gagner trois secondes au tour, ce qui nous a permis de mettre la pression sur les voitures qui nous précédaient. Nous sortions du Tertre Rouge vingt mètres derrière la Courage C34 mais la doublions avant la première chicane grâce à notre vitesse de pointe. Mais comme nous freinions 100 mètres plus tôt, elle nous dépassait à leur tour et ainsi de suite. C’était épuisant nerveusement. »

La Courage n°11 pourtant devant avec Henri Pescarolo au départ connaît déjà des ennuis. Franck Lagorce commence à pousser la voiture à la sortie d'Arnage, avec un problème d'alimentation / pompe à essence. Image lunaire, impossible à envisager aujourd'hui. C'est l'abandon après 26 boucles. Sur la WR n°8, Patrick Gonin décolle avant Mulsanne et retombe sur le toit. Fracture de quatre côtes, fracture de l’omoplate, compression au niveau du poumon. Le pilote est transporté à l'hôpital, chaque constructeur français a déjà essuyé une perte. Les sept McLaren engagées - soit l'intégralité des châssis de F1 GTR assemblés à l'époque - roulent.
La pluie, le facteur clé de la course
La pluie ne va désormais plus s'arrêter. Et surtout, elle ne va pas tomber comme d'habitude. Si des éditions des 24 Heures du Mans humides ont marqué l'histoire, on assiste ici à une pluie changeante, imprévisible. Il ne pleut jamais aux mêmes endroits du tracé. Pire, l'intensité change, presque d'un tour à un autre, rendant l'évolution du tracé permanente. Dans ce contexte, les erreurs des pilotes sont nombreuses. Les McLaren, fermées, rivalisent avec les prototypes pourtant plus légers et puissants. Car les Anglaises, plus lourdes, motricent mieux sous la pluie. Elles transmettent mieux la puissance de leur V12 BMW, avec en prime une position de pilotage centrale qui permet de profiter du grand pare-brise. Les F1 GTR sont, on le découvre, taillées pour ces conditions dingues.

Le coup de grâce arrive dès le samedi. Mario Andretti, troisième, part à la faute avec la Courage C34 n°13 en revenant sur une Kremer K8 Spyder après les virages Porsche. Il endommage l'aileron arrière, et rentre à vitesse réduite. Lorsque Éric Hélary repart, la voiture française accuse un retard de plus de six tours, avec 25 minutes passées aux stands. 25e place. La réparation qui semblait pourtant simple s'est éternisée. Jason Thompson, mécanicien anglais sur la Courage, raconte cette intervention auprès de Paul Truswell : « l'arrêt au stand pour réparer la voiture après la sortie de piste de Mario n'aurait jamais dû prendre autant de temps. Nous avions une voiture de réserve, et nous l'avons dépouillée de ses pièces pour la voiture de course. Pas seulement la carrosserie, mais aussi la suspension. Nous avions réglé la suspension, le parallélisme, le carrossage, etc., et tout était parfait lors des essais, puis nous avons démonté la suspension et installé la nouvelle pour la course. Nous avions donc une voiture prête pour la course, avec un mulet complet de rechange, tout prêt et réglé. Et nous savions que la suspension de rechange pouvait être simplement boulonnée, il suffisait d'insérer les boulons et elle était prête à rouler. Nous savions que nous pouvions changer tout l'ensemble en sept minutes, car nous nous étions entraînés. »

Mais alors, quel fut le problème ? Ce châssis de rechange a tout simplement été ramené à l'atelier d'Yves Courage, à l'époque en dehors de l'enceinte du circuit, par le chauffeur de l'équipe, pour faire de la place « Un arrêt au stand qui aurait dû permettre à la voiture de reprendre la course en quelques minutes a finalement duré 29 minutes. Le fait que les mécaniciens aient d'abord essayé de réparer la voiture sur la piste avant de la ramener au garage pour la réparer correctement n'a pas aidé. Je criais et leur faisais signe de ramener la voiture au garage, mais il y avait un petit problème de langue », admet Thompson. « Courage était une équipe assez amateur, la plupart des mécaniciens n'étaient là que pour le week-end. Pendant la semaine, dans l'atelier, il n'y avait que moi et deux autres gars, mais le jour de la course, nous nous sommes soudainement retrouvés avec dix mécaniciens pour chaque voiture. Et comme la voiture n° 12 (une autre C41 équipée d'un moteur Chevrolet) avait été disqualifiée car elle n'était pas au poids réglementaire, ses mécaniciens ont été répartis entre les deux autres voitures. Du coup, le garage était bondé et personne ne parlait anglais. Je ne parle que quelques mots de français. »

Après cinq heures de course, triplé des F1 GTR : la n°49 devant la n°25 puis la n°51. La Porsche 911 GT2 Evo n°36 de Jean-Pierre Jarier / Jesús Pareja /Érik Comas est quatrième ! Malheureusement, Pareja sortira au même endroit qu'Andretti, entrainant l'abandon après 64 tours.
La McLaren jaune et verte occupe la tête au petit matin, après que la voiture emmenée par John Nielsen ait abandonné à cause d'un problème d'embrayage, et une belle sortie de piste du Danois. C'est à 3 heures du matin que la butée d'embrayage a lâché sur la « West », l'équipe changeant le roulement défectueux en... 79 minutes ! Problèmes aussi sur la n°25, qui a elle abandonné avant la nuit. Il s'agit là des deux seuls retraits côté anglais. Les cinq autres châssis vont voir l'arrivée.

Fun fact, McLaren avait fourni un petit élément aérodynamique pour le bras d'essuie-glace qui générait tellement d'appui qu'il a cassé le moteur entrainant les balais sur la voiture de l'équipe West. Ted Higgins, chef mécanicien sur la McLaren n°51 se rappelle dans les colonnes de Motorsport : « Nous avons arraché cet élément de la voiture. Peter Stevens (le designer de la McLaren F1) nous a dit que nous n'avions pas besoin d'essuie-glace au-dessus de 90 mph (environ 140 km/h) de toute façon, l'aéro chassait l'eau du pare-brise ».
La Harrods contre la Ueno Clinic, une histoire de boîte et d'embrayage !
A moins de cinq heures du but, Yannick Dalmas sur la n°59 revient sur Andy Wallace sur la n°51. La McLaren intégralement noire, dont la robe est salie par les éléments, et sur laquelle on ne perçoit plus que le numéro, prend le commandement dans les Hunaudières. Puis, retardée par un changement de freins devenu nécessaire, la n°59 qui va finalement s'imposer reprend son bien une fois encore face à la « Harrods », Derek Bell devant composer avec un embrayage défectueux, et une commande de boîte de vitesses en carafe.

La victoire de la McLaren F1 GTR japonaise, #01R, est le fruit de plusieurs éléments. Tout d'abord, elle fut pilotée par un trio inédit avec Masanori Sekiya emmenant de l'argent depuis le Japon, JJ Lehto embarqué dans l'aventure et associé tardivement, via Keke Rosberg, agent de Mika Häkkinen et donc proche de Ron Dennis, à Yannick Dalmas ! Yannick Dalmas roulait en effet à cette époque en DTM chez Opel pour l'équipe Rosberg, et c'est ainsi qu'il reçoit cette proposition. Le Français est peu séduit par la GT de prime abord, et voit l'un de ses défauts : la commande de boîte. La voiture prenait « du roulis et la précision de la commande de boîte de vitesses par câble laissait à désirer. Bref, j’étais assez déçu. Par contre, j’ai été agréablement surpris par le moteur, qui avait un couple phénoménal et une sonorité exceptionnelle ».

Comme il le fera aussi en 1999 avec la V12 LMR - qui partage le même moteur que la McLaren F1 GTR - Dalmas va être prudent tout au long de la course avec cet organe mécanique si fragile qu'est la boîte, ainsi qu'avec l'embrayage. Après un changement de moteur intervenu tard le vendredi (les pistons ont touché les soupapes), la course est menée avec prudence... et avec le bon embrayage !
Car oui, il y a bien eu deux types d'embrayages utilisés selon les McLaren. Peter Stevens en dit plus dans magazine Motorsport de juin 2025 (VOL 101 N06) : « La voiture Ueno Clinic avait l'ancien type d'embrayage et a gagné. Une grande performance pour McLaren mais frustrante pour notre équipe. » explique celui qui assistait la n°51. Testée à Magny-Cours, avec John Nielsen, Yannick Dalmas, Pierre-Henri Raphanel et Andy Wallace au volant, la n°59 châssis #01R qui l'a a emporté à été le prototype de développement. Après les essais, un « nouvel embrayage » fut proposé et installé sur les F1 GTR. Sauf sur la n°59, qui n'a jamais rencontré de problèmes. Les clients pensaient avoir une pièce fiabilisée. Il s'est avéré qu'elle était plus fragile.

Et la boîte ? « Lors de la dernière soirée des qualifications, Yannick a déclaré avoir eu un problème pour passer de la quatrième à la troisième vitesse », explique Graham Humphrys, ingénieur en chef sur la n°59 dans Motorsport Magazine. « JJ a dit qu'il avait parfois des problèmes pour passer de la troisième à la quatrième. Nous étions en train de faire le débriefing, puis je me suis tourné vers Sekiya pour lui demander s'il avait eu des problèmes et il m'a répondu « non ». Puis il a ajouté « enfin, parfois… », et cela a déclenché l'alarme. On nous a dit que la boîte de vitesses avait été construite à l'usine et qu'il ne fallait pas y toucher ».
La boîte de vitesses est ouverte tout de même, l'arbre de sélection de la troisième et quatrième vitesse est tordu. La boîte de vitesses synchronisée avait alors des synchroniseurs... qui n'étaient pas bien alignés ! Réparée, greffée d'un nouveau moteur, la F1 GTR n°59 gagne une édition du Mans dingue, inédite.
Le pire, c'est que cette n°59 ne devait pas être au Mans. McLaren s'était préparé à soutenir ses clients, mais le programme a pris une tournure inattendue lorsqu'une clinique japonaise, Ueno, a souhaité sponsoriser une voiture au Mans en dernière minute et qu'aucune des équipes n'était en mesure (ou disposée) à l'accepter comme sponsor principal. Selon McLaren, il n'y avait pas d'autre option que de faire courir sa propre voiture, #01R. McLaren qui affronte ses propres clients ? Les privées étaient furieux.

La n°59 l'emporte en ayant été en tête du classement horaire à seulement quatre reprises. La n°51, elle, a mené 10 heures. Par opposition, jamais la Courage n°13 ne fut en tête d'un pointage horaire.
Pour son troisième succès en Sarthe, Yannick Dalmas partageait le volant avec le premier japonais à gagner Le Mans, le tout dans une voiture qui jamais ne reprendra la piste. Sa seule course fut Le Mans 1995. « Nous avions un super groupe. Les mécaniciens étaient britanniques, les motoristes allemands, les pilotes étaient finlandais, français et japonais, ce qui nous imposait un interprète. Mais jamais cela ne nous a posé de problème » se souvient le quadruple vainqueur.
Crédit photo : Stéphane Cavoit, Jerry-Lewis Evans, Martin Lee, Dan Morgan, McLaren, avec autorisation pour EM