Outre des rêves de Formule 1 en tête, Bruce Jouanny a passé la combinaison pour prendre le volant de plusieurs prototypes, et a ainsi arpenté les paddock des Le Mans Series et des 24 Heures du Mans. C'était avant. Quand il était pilote. Retraité de la discipline, il évoque pour nous Le Mans, le Nürburgring et Bathurst, et parle de son avenir... Vraiment à la retraite ? Non, Bruce Jouanny ne peut pas s'arrêter.
La F1, le rêve, le graal. Quand on regarde les voitures dès que l'on est un gamin, et qu'on pilote un karting à l'âge de 6 ans, difficile de penser à autre chose comme but ultime dans la carrière. Bruce Jouanny est de ces pilotes qui, on l'imagine, avaient des posters de F1 dans leurs chambres. Cet attrait pour la discipline reine a marqué le début de carrière du pilote. "J'ai toujours été axé vers la monoplace. J'ai la chance d'avoir eu une entreprise qui finançait mes saisons et qui avait comme objectif la F1. Il n'était donc pas question d'aller vers l'endurance, le focus était sur l'accession à la F1. Je le regrette maintenant, car j'aurai pu faire du GT. Je ne me suis jamais tourné vers d'autres disciplines à fond".
Une occasion se présente pourtant fin 2004 pour tout quitter. Sa carrière aurait pu prendre une toute autre orientation : le Japon . Au mois de décembre, Bruce Jouanny participe à une course de Super GT hors championnat sur le California Speedway à Fontana, avec Shinji Nakano. Honda recrute de nouveaux pilotes pour 2005 pour rouler avec ses NSX et profite de cette course pour un premier contact, le Français est sélectionné... mais finalement, les Japonais réduisent l'envergure du programme. Une occasion manquée de se mesurer au volant de grosses GT à des pilotes comme Erik Comas, Benoit Tréluyer, André Lotterer ou encore Seiji Ara...
L'endurance, j'y suis venu car un de mes meilleurs copains est Jonathan Cochet, et il a mis la pression à Yves Courage pour que je vienne faire les 24 Heures du Mans avec eux !
Pas de programme au Asie, mais une carrière qui se tourne vers l'endurance donc, partout en Europe.
C'est avec une équipe française, Courage Compétition, que Bruce Jouanny participe pour la première fois aux 24 Heures du Mans.
“L’endurance, j’y suis venu car un de mes meilleurs copains est Jonathan Cochet, et il a mis la pression à Yves Courage pour que je vienne faire les 24 Heures du Mans avec eux. Voilà comment je me suis retrouvé pour la première fois au volant d’une LM P1 (une Courage C60H du Courage Compétition) sur le Bugatti, pour roder le moteur“.
Bruce Jouanny est aussi vu chez Rollcentre Racing, avec une Dallara LMP. “J’ai été engagé avec Harold Primat. Il m’a proposé de venir rouler avec lui. Nous avions un moteur Nissan turbo horrible. A Silverstone, j’avais réussi à faire le cinquième temps ! Nous avions 100 ch de moins que le Judd (implanté dans l’autre voiture) donc j’attaquais partout, c’était cool. Je me faisais plaisir, sans trop me mettre de pression. A la fin de saison nous avons eu le Judd, c’était bien mieux !“
Joueur, amoureux de la vitesse et de se ses sensations, Bruce Jouanny s’engage pour une saison complète en Le Mans Series. La stabilité semble enfin promise. En effet, en 2007, le pilote rejoint l’équipe Saulnier Racing, qui donnera ensuite naissance à Oak Racing. “Je gagnais bien ma vie, j’avais un programme sur l’année. C’était une période super. Je sortais de la monoplace avec une année 2006 difficile. J’étais à un moment un peu compliqué de ma carrière. J’étais appelé à droite et à gauche, puis j’ai trouvé un peu de stabilité avec Jacques Nicolet et Oak Racing. Jacques voulait me donner le rôle de directeur sportif de son équipe après 2007, mais je n’en n’étais pas là du tout dans mon plan de carrière, je voulais rouler. En 2008, il voulait m’offrir une place à ses côtés, mais je voulais rouler avec des pilotes plus rapides et viser la gagne, plutôt que d’accompagner un gentlemen, excellent et que je salue au passage. J’ai donc décidé de quitter le projet. J’ai réalisé le développement de la voiture pour la Superleague Formula, et je me suis éloigné de l’endurance avant de revenir chez Pescarolo”.
Il revient en 2009 et connaît alors l'arrivée des Peugeot 908 et autres Audi R10, et l'âge d'or du championnat Le Mans Series, avec les LM P1 comme têtes d'affiche.
L'endurance connaît alors une période faste, mais Bruce Jouanny est une victime collatérale, comme d'autres, de plusieurs phénomènes qui touchent l'endurance à l'époque : difficulté à boucler les budgets, situation économique tendue pour de nombreuses équipes, sans oublier la mise en place de la catégorisation des pilotes. En LM P2, l'obligation d'avoir des gentlemen dans chaque voiture rend la choix des pilotes complexe. Les pilotes professionnels sont trop nombreux pour les places disponibles . "Cette catégorisation a remanié la catégorie LM P2. Les 24 Heures du Mans, c'est un peu différent. Le Mans est une course à part, et l'esprit a toujours été d'avoir une mixité entre professionnels et amateurs. Mais que cette règle se généralise, ce fut un bouleversement. Une quinzaine de pilotes se sont retrouvés à pied, Jonathan Cochet par exemple, Xavier Pompidou, moi".
De toutes les participations aux 24 Heures du Mans, celle de 2009 est sans doute celle qui apporte le plus de satisfaction à Bruce Jouanny. Avec une huitième place finale, il peut se vanter d'avoir un jour vu l'arrivée de la plus grande course d'endurance. A l'époque, Pescarolo Sport engageait, en plus de sa voiture (Une Pescarolo 01 Evo Judd), une Peugeot 908 (qui abandonnera sur sortie de piste de Benoit Tréluyer). Un double engagement avec deux voitures différentes, qui a eu des conséquences sur la préparation. "La Peugeot 908 est arrivée assez tard dans l'équipe. Pescarolo Sport était une équipe ultra-professionnelle et sérieuse. Ainsi, ils ont pris le temps de démonter intégralement la voiture puis de la remonter, afin de la connaître dans tous les détails, de la comprendre. La préparation de notre voiture, la n°17, a ainsi été un peu moins suivie... et des disques de freins ont été montés à l'envers à l'avant. Ainsi, à trois heures de l'arrivée, les disques étaient morts, nous avons été obligé de tout changer. Les mécaniciens ont fait tout cela en seulement 8 minutes, mais cela nous a coûté trois places. Nous sommes passés du cinquième au huitième rang. Il y avait un truc à faire cette année là. J'aurai bien aimé être sur la Peugeot 908, je l'avoue". Une cinquième place finale alors que neuf voitures diesel étaient au départ aurait marqué les esprits...
La Peugeot 908 lui donne envie. Il n'y goûtera pas. Une occasion manquée, tant il aurait pu apporter à ce projet avec son sens de l'attaque. Mais Peugeot, Bruce Jouanny y entrera ensuite. Il a piloté pour la marque au Lion en 2011 aux 24 Heures du Nurburgring, et en 2013 aux 12 Heures de Bathurst. Des courses marquantes. "Le Nurburgring, c'est une expérience de vie pour un pilote. Il y a autant à apprendre là-bas qu'au Mans. Quand on a fait de la monoplace comme moi, et que l'on est habitué au pilotage pur c'est un choc. En fait, Le Mans est un premier choc. La vitesse est grisante, et il y a finalement peu de virages. Quand tu es en LM P1, tu doubles toujours, tu dois gérer le trafic, mais tu regardes devant. Au Nurburgring, c'est différent. La Peugeot que nous avions roulait à 225 km/h en vitesse maximale, tandis que les meilleurs allaient à 310 km/h. Il faut apprendre à rouler en se faisant doubler. Fermer la porte à des endroits, ouvrir à d'autres. Le tout en roulant dans l'herbe quand les commissaires réparent un bout de rail, en passant dans la fumée des saucisses grillées. J'oubliais le dépassement de camion-plateau à Flugplatz... Bref c'est dingue. Nous avions un système qui calculait le nombre de coups d'oeil que nous jetions dans le rétro par tour. Nous étions en moyenne à 500 micro-regards par tour. 500 . Bathurst, c'est un truc dingue en Australie, c'est un beau circuit, mais quand tu as fait la Nordschleife et Charade, ce n'est pas fou. C'est beau, très beau, mais c'est 1/8 du Nurburgring".
Ce qui me manque, c'est d'attaquer, donner toute l'agressivité que j'ai en moi au travers du pilotage.
Lors de ces courses avec Peugeot, Bruce Jouanny avait un vrai objectif, des moyens mis en place par Peugeot. L’aspect sportif était au cœur de ce programme, disputé notamment avec Jonathan Cochet et Alexandre Prémat. C’était un “pur plaisir” selon l’intéressé.
On sent l’envie de compétition, l’envie de se battre de Bruce Jouanny. Pourtant, aujourd’hui, le plus clair de son temps est passé… en dehors d’un baquet. Il propose depuis de nombreuses années du coaching pour des pilotes, mais aussi du conseil en management, en gestion de carrière. Il fait aussi du “spotting”. Placé en bord de piste, il donne son retour aux ingénieurs et aux pilotes sur le comportement d’une voiture, glâne des informations en observant les autres. Il accompagne notamment Techeetah en Formula E dans ce rôle… qu’il apprécie ! Il donne ses retours à l’équipe et à Jean-Eric Vergne ou André Lotterer. “Je crois que c’est ce que je préfère parmi tous mes métiers. C’est de la compétition, de la recherche de résultat, j’adore. Repasser derrière le volant ? Oui, j’ai eu des opportunités. Mais souvent pour accompagner des gentlemen driver, ce qui n’est pas vraiment mon envie. J’ai des palliatifs (notamment la chute libre, qu’il pratique de manière régulière). Mais ce qui me manque, c’est d’attaquer, donner toute l’agressivité que j’ai en moi au travers du pilotage. J’ai des projets. Avec Jaguar pour la formule qui va être lancée en parallèle de la Formula E. J’ai envie de faire Pikes Peak en 2019. J’ai envie aussi de faire le Dakar un jour, mais j’ai le temps, d’ici les 10 prochaines années. J’ai aussi un projet “secret” en cours, un record de vitesse sur un lac salé…”
En parlant de son palmarès en endurance, Bruce Jouanny évoque de nombreux souvenirs. Mais en parlant du futur, il semble encore plus riche d'anecdotes. On sent l'envie de ce gamin (de 40 ans) de continuer encore longtemps à piloter, attaquer, glisser, dériver...
Et les 24 Heures du Mans ? "Pourquoi pas. Pour le moment non, ce n'est pas la priorité, mais j'ai envie de le refaire un jour. Je suis toujours compétitif, et plus le temps passe... plus c'est moi qui devient le gentlemen. Il y a des pilotes de ma génération qui roulent encore et qui ont de beaux volant, comme Chris Buncombe, alors je pense que c'est possible". Avec qui comme équipiers ? On lui glisse les noms de Jonathan Cochet, un ami, d'André Lotterer, dont il est très proche, ou encore de Jazeman Jaafar, qu'il conseille . Sa réponse est claire. "Ah oui, dans ces conditions oui. Enfin, pas avec André ! Il est encore bien trop rapide pour moi... (rires)".
Photos : Archives Endurance Magazine / Geoffroy Barre, Ultimatecarpage et Peugeot Sport